5 – LA COLÈRE DU LOUPART

Loupart faisait une cure de fruits.

Tandis qu’il montait le long du trottoir, sans se presser, musant aux boutiques, Loupart, avec le sans-gêne qu’autorisait sa notoriété locale, grappillait dans les charrettes, prenant ici une poignée de fraises, là quelques cerises, plus loin des groseilles.

Si d’aventure la marchande avisait de se plaindre, Loupart lui imposait silence.

L’apache dépassa sans y faire attention le pharmacien qui prenait le frais sur le seuil de sa boutique, puis se ravisant, après une brève hésitation :

— Ça va, monsieur Vérand ? interrogea-t-il.

— Merci... et vous ?

— Pas mal aussi... dites-moi, des fois, vous n’auriez pas vu chez vous ma femme ?

— Mlle Joséphine ? interrogea-t-il.

— Oui...

— Je ne l’ai pas vue, mais – et le pharmacien flairant une affaire possible se faisait engageant – si elle est souffrante je puis aller...

Loupart l’interrompit vivement :

— Je n’ai pas dit cela, bien au contraire, je ne sais pas si elle est souffrante, je suis même sûr qu’elle ne l’est pas, je vous ai parlé d’elle... comme ça, en passant, histoire de causer... Ah ! vous êtes drôles, vous autres...

Laissant le pharmacien interloqué par cette brusque sortie, l’apache haussant les épaules traversa la rue, fit quelques pas et s’arrêta au « Rendez-vous des Aminches ».

La mère Toulouche accaparant la façade étalait sur une table un grand panier de bigorneaux.

— Veux-tu les goûter ? suggéra la vieille femme en apercevant l’amant de Joséphine.

Sa proposition se corsait d’un sourire qu’elle voulait rendre aimable.

— Passe-moi une épingle ! répondit brutalement Loupart qui, en quelques instants, vidait une demi-douzaine de coquillages.

— Voyons, sont-ils bons ?

L’apache haussa les épaules avec indifférence :

— Bah ! ça peut aller...

La mère Toulouche hocha la tête, considéra quelques instants Loupart ; il ne paraissait pas de mauvaise humeur, l’instant devait être propice pour lui parler comme elle en avait l’intention.

— Le Carré !...

— Mère Toulouche !

— Penche-toi un peu vers moi, j’ai à te causer, et c’est pas la peine qu’on nous entende.

— De quoi qu’il s’agit ?

— De rien, poursuivit-elle... et de bien des choses...

— Vas-y de ton boniment !... et que ça finisse !... Mais sans répondre directement, la mère Toulouche s’était levée, faisait un signe.

Un bruit de patins à roulettes en bois, dévalant le trottoir, se fit soudain entendre.

Loupart tourna la tête et souriant :

— Tiens, fit-il, v’là l’Autobus !

Un cul-de-jatte lancé à grande allure arrivait en effet, et donnait de tout son élan dans les paniers de portugaises, que surmontaient des assiettes bleues surchargées d’escargots.

Ce cul-de-jatte qui, par la rapidité de ses descentes des hauteurs de la place Saint-Mathieu, s’était acquis dans le voisinage le surnom d’Autobus, était, disait-on, un ancien mécanicien de chemin de fer qui avait perdu les deux jambes dans un accident. Inscrit à l’Assistance, il vivait de la charité publique, et aussi des pourboires que lui octroyait tout le petit monde du quartier, auquel il s’efforçait de rendre des services, le plus souvent possible.

L’Autobus leva vers Loupart sa main toute calleuse, que l’apache serra avec une commisération hautaine.

— L’Autobus, dit la mère Toulouche, j’ai comme qui dirait à m’absenter pendant dix minutes, tu vas garder les huîtres ce temps-là ?

***

Suivant la vieille, Loupart était entré dans le domicile privé de la mère Toulouche : c’était un incroyable capharnaüm. On s’y introduisait avec peine, on n’en sortait qu’au prix des plus grandes difficultés.

La mère Toulouche, sitôt qu’elle eut refermé la porte derrière elle, entra dans le vif du sujet :

— La grande Ernestine est furieuse contre toi, Loupart, elle t’en veut...

— Si c’est des menaces, interrompit l’apache, rien à faire ! je lui réglerai son compte !...

Non, la grande Ernestine ne voulait pas la guerre ; elle reconnaissait bien que dans une certaine mesure, Loupart avait raison, puisqu’il était le plus fort, mais elle était vexée, désolée même de l’affront public que lui avait fait l’amant de Joséphine.

— Sans motif ! qu’est-ce qu’elle fichait donc avec le Sapeur et Nonet ?

La mère Toulouche demeura sans répondre.

— Quand je pense qu’Ernestine est restée plus de deux heures à se faire cuisiner par ces types qui sont des mouchards !

— C’est pas possible, le Sapeur ?

— Des mouchards. Ils sont de la Préfectance !

La vieille receleuse trembla, elle cherchait dans ses souvenirs si, elle aussi, n’avait pas trop parlé devant ces hommes.

— À qui se fier, grand Dieu, murmura-t-elle, ils avaient l’air de si honnêtes gens !

Au surplus, il s’agissait d’obtenir pour la grande Ernestine non seulement son pardon, mais encore l’autorisation de rentrer la tête haute dans le bar du père Korn.

Elle insista. Sûrement qu’Ernestine n’était pas d’accord.

La vieille receleuse plaida la cause de la pierreuse, de plus en plus enhardie, par le silence de Loupart.

Celui-ci qui machinalement allait et venait dans la pièce, inventoriant le bazar de la mère Toulouche, considérait avec attention une pierre brillante montée sur une vulgaire épingle de cravate en métal.

— D’où c’est que tu tiens ça, mère Toulouche ?

La vieille eut un coup d’œil méfiant :

— Touche pas, le Carré, c’est un dépôt qu’on m’a fait !

— Ouais ! continua celui-ci, sans croire un mot de ce qu’on lui disait, encore un truc que tu ne peux pas vendre !

— Hum ! avoua la receleuse, ici on trouve plutôt de la clientèle pour les objets de ménage, mais du luxe...

— Allons, fit Loupart, on va s’arranger ?... Négligemment il sortit de sa poche un louis de 20 francs et le remit à la vieille, tandis qu’il piquait délicatement à la doublure de son veston la modeste épingle surmontée d’une pierre, dont la grande valeur n’avait pas échappé à son perspicace examen.

— Tu me fiches dedans ?

— J’aurais pu te coller seulement vingt ronds, mais tu peux dire à Ernestine que je ne lui en veux pas !

Loupart avait à peine effectué quelques pas dans la rue de la Charbonnière lorsqu’au carrefour de la rue de Chartres il se heurtait à un passant qui descendait. Loupart lui pouffa au nez.

Puis, mettant ses deux mains sur les épaules de l’individu arrêté net :

— Non, mais ? le Barbu ? interrogea-t-il entre deux éclats de rire, non, mais tu t’es pas regardé ? qu’est-ce qui t’a pris ? Eh bien, mon vieux, tu en as une coupe, vite va-t’en chercher le photographe !...

— Tu m’avais pourtant dit de me mettre en Américain ?...

Loupart haussa les épaules et d’un air sévère :

— Tu n’es décidément bon à rien ! Sans doute, je t’ai dit de te faire une gueule de débarqué, mais je te retrouve habillé en Jocrisse, c’est pas le même fourbi ! Très peu, mon vieux, de ce genre-là ! voilà le bon moyen de nous faire poisser. Tu vas aller te changer et tâche d’être un peu moins moche ?

Le Barbu, désolé, tourna les talons, Loupart le rappela :

— Au fait, le petit Mimile ?

— Eh bien ! il marche avec nous...

— Naturellement, je le sais. Écoute ; pour l’affaire des quais, tu lui procureras des frusques de collégien ?...

— Entendu !

Il allait encore déguerpir, Loupart le retint :

— Reste donc. C’est pour quand cette affaire-là ?

— Pour la nuit de samedi à dimanche.

— Est-il... facile à reconnaître ?

Et comme le Barbu prenait un air étonné, Loupart ajoutait avec suffisance :

— Parbleu, ce n’est pas pour moi que je te demande cela, mais c’est pour les gosses, s’y retrouveront-ils ?

— Pas moyen de se tromper ; tanné de carcasse, la marmousse en collier autour d’une bobine à la rigolade, enfin, il est calorgne...

— Idiot ! dit Loupart, ça suffit.

Loupart toucha encore du doigt le bras du Barbu :

— Première classe pour tout le monde...

— Combien qu’on sera ?

— Cinq ou six...

— Avec les dames ?

— Non, rien que ma gerce... mais tu peux croire que l’on ne s’embêtera pas !

Sans attendre de réponse, Loupart suivit son chemin : peu lui importait, au surplus, l’opinion du gardien de la paix. D’ailleurs Loupart s’arrêtait peu après devant la deuxième maison de la rue de la Goutte-d’Or, maison convenable, presque élégante, avec tapis dans l’escalier.

Il entra. En passant devant la loge Loupart cria :

— Je monte chez Joséphine...

À deux reprises, mais en vain, Loupart, parvenu au cinquième étage, avait frappé à la porte en face. Le silence persistant commençait à l’énerver.

Depuis six mois déjà Loupart avait fait de Joséphine, jolie brunisseuse de Belleville, sa maîtresse favorite. Il l’avait connue dans un bal de faubourg. Au milieu des souteneurs et des filles, Joséphine était apparue à Loupart séduisante, gracieuse, et l’apache n’avait pas hésité à s’approprier cette fleur.

À la vérité Joséphine n’avait pas à se plaindre de l’attitude de son amant, et si celui-ci, parfois, exigeait d’elle une aveugle soumission, il ne la traitait pas avec la brutalité féroce qui caractérise la plupart de ses semblables. En revanche, si Joséphine s’était senti des dispositions à l’honnêteté et des scrupules de conscience, elle avait dû en faire son deuil dès le début de ses relations avec Loupart.

Elle n’ignorait pas que celui-ci, pour vivre largement, ne reculait jamais devant un vol, voire pire.

Peut-être que Joséphine, autrement orientée, aurait fait une bonne petite bourgeoise ? les circonstances ne l’avaient pas voulu : elle était devenue la maîtresse d’un chef de bande et, somme toute, en éprouvait une certaine fierté.

Au troisième appel, Loupart, peu patient, enfonça la porte d’un vigoureux coup d’épaule.

Or, la chambre de Joséphine était vide ! Loupart ne put retenir un cri de surprise.

— Nom de Dieu ! s’écria-t-il, c’est pas ordinaire ! Joséphine !... viens !

Au bruit de la porte enfoncée, quelques têtes surgirent. On était habitué aux bruits dans la maison ; on se mêlait rarement aux querelles, mais, dès qu’il se passait quelque chose on s’efforçait d’en connaître l’origine, de savoir !

Plusieurs femmes répondirent à l’appel de Loupart et celui-ci reconnut tout d’abord Mme Guinon, une brodeuse en chambre, affligée de sept enfants, que déjà Loupart avait menacé de flanquer par la fenêtre s’ils se permettaient de crier lorsqu’il venait passer la nuit chez sa maîtresse.

— Où est Joséphine ? hurla Loupart, en fixant la brodeuse, tout émue.

— Mais, balbutia celle-ci, je ne pourrais pas vous dire, monsieur Loupart. Hier soir, quand elle est rentrée de dîner avec vous. On m’a dit qu’elle était partie.

— Partie ? où ?...

— Mais je ne sais pas ! je ne sais pas ! c’est Julie qui m’a tout raconté…

Une grosse figure toute pointillée de taches de rousseur, et à demi dissimulée sous une tignasse hirsute se montrait.

Loupart avisa la fille qui venait aux écoutes.

— Jaspine !... de quoi qu’il retourne ?...

Julie n’était pas timide comme Mme Guinon, Julie s’expliqua :

C’était bien simple, comme elle rentrait la nuit dernière vers quatre heures, elle avait entendu des gémissements chez Joséphine, elle était allée voir, Joséphine se tordait de douleurs comme si elle avait été...

— Comme si elle avait été, quoi ?

— Empoisonnée !

— Alors qu’as-tu fait ?

— Oh, rien du tout ! Moi j’allais me tirer des pattes bien tranquillement, mais la Coquette est venue et s’en est mêlée et alors...

— La Coquette gronda Loupart, où est-elle ?

Depuis quelques instants déjà la Coquette prudemment dissimulée derrière sa porte à peine entrouverte, écoutait ; elle habitait au fond du couloir, c’était la locataire de l’étage la plus éloignée de Joséphine.

La Coquette avait certainement dépassé la cinquantaine. Sans pudeur elle s’approcha de Loupart tout près, à le frôler et achevant d’avaler une rondelle de saucisson :

— De quoi ? dit-elle, en le dévisageant de son air canaille, j’ai fait ce que j’ai fait...

— Où est Joséphine ?

— À Lariboise, salle 22... puisque tu veux le savoir !...

Loupart éclata.

Ah ! elles en avaient du vice toutes ces femelles, toujours mêlées de ce qui ne les regardait pas ! Quoi ! s’affoler pour une bêtise, une mauvaise digestion ? faire partir Joséphine au milieu de la nuit ? la conduire à l’hôpital sans lui demander son avis, à lui Loupart ? Surtout que Joséphine n’était pas plus malade que le Pont-Neuf...

— Faut croire que si, puisque les « sondes » l’ont gardée ?

Furieux, Loupart leva le poing et faillit le laisser retomber sur la nuque décharnée de la vieille prostituée, mais celle-ci étourdissait déjà le voisinage de ses piaillements :

— Au secours ! À l’assassin !

Mme Guinon terrorisée se verrouilla dans sa chambre. Alors Loupart, soudain calmé, haussa les épaules et dégringola l’escalier en jurant.

***

Quelques instants après, Loupart, qui, tout d’une haleine, avait couru au cabaret du père Korn, exposait à celui-ci ses projets.

— Tu sais bien, mon vieux, dit Korn, qu’il n’y a rien à faire, c’est pas jour de visite aujourd’hui, tu ne pourras pas pénétrer dans l’hostot avant demain midi ? Un mélécasse, Loupart ?

— Zut ! donne-moi du papier pour écrire !...

Loupart s’installait à cette même table où quelques soirs auparavant il avait dicté à sa maîtresse l’énigmatique lettre destinée au policier Juve, puis, ayant achevé son griffonnage, il appela le cul-de-jatte demeuré à côté de la mère Toulouche, au milieu des paniers d’huîtres et des assiettes d’escargots :

— L’Autobus ! ordonna-t-il, dégringole avec ce poulet à Lariboise, fais vite et quand tu reviendras, je te paierai la bleue.

Un camelot, tout essoufflé par une longue course, criait à pleins poumons :

— Demandez !... La Capitale !... édition spéciale !... le crime extraordinaire et mystérieux de la cité Frochot.

— Une femme assassinée !...

— Hé, le Carré, on achète le journal ? proposa le débitant.

— J’m’en fous ! dit Loupart... J’sais c’que c’est !...  

— Oh ! oh ! fit le père Korn, comment ? déjà !